Louis Soutter ne se tût pas

Louis Soutter est un artiste encore peu connu. L’exposition de la Maison Rouge retrace sa vie et son œuvre de manière formidable. A première vue, on pourrait penser à de l’art brut : il peint avec les doigts, sur tous les supports disponibles (cahiers, mais aussi livres dans lesquels plus un espace n’est laissé blanc), son œuvre exhale la cruauté de l’enfermement, développe un monde parallèle rempli de symboles et de souffrances. Mais cette étiquette est loin de lui suffire : Louis Soutter était très cultivé, déjà artiste avant d’être enfermé : son œuvre s’enrichit de références et d’influences, s’appuie sur des techniques sûres.

D’après : Soleil de la peur

Son ami Hermann Hesse, qui lui a souvent rendu visite dans sa réclusion, a écrit un sublime poème, qui donne toutes les clés, surpassant tout discours sur le peintre. Une synthèse biographique et esthétique d’une incroyable beauté, et d’une incroyable justesse.

J’ai appris autrefois, quand j’étais jeune,
A peindre de tableaux, de beaux tableaux couverts,
A jouer de belles sonates sans fausse note
– Sonate du printemps, Sonate à Kreuzer –
Je courais dans le monde clair, ouvert
J’étais jeune, aimé, célébré…
Par la fenêtre, toutefois, un jour,
Riant de ses mâchoires édentées,
La mort m’a regardée, et de ce jour
Le gel n’a plus quitté mon cœur.
Je me suis enfui.
J’ai couru, j’ai erré partout.
Ils m’ont rattrapé, ils m’ont enfermé
Année après année. Par la fenêtre,
Au-delà de la grille elle regarde,
Elle regarde et rit. Elle me connaît,
Elle sait.
Je peins souvent des hommes sur un mauvais papier,
Je peins les femmes, je peins le Christ,
Adam et Eve, Golgotha,
Ce n’est ni beau ni laid, c’est exact
Je peins avec de l’encre et du sang, je peins vrai. La vérité est terrifiante.
Mais je couvre ma feuille trait par trait

Lâché ou serré, gris, noir, argent.
Je multiplie les hiéroglyphes
Comme mousse laineuse,
Je les fais battre comme grêle sèche,
Peigner comme squelette de poisson,
Je tisse des gris filets de fil, toile d’araignée
Vent dans les herbes, trames de racines, calligraphie,
Je gratte dix mille traits couche sur couche
Lisses, gonflés, échevelés,
Dressés, fuyant, plumes flammées,
Je tire de leurs lacs un corps de neige,
J’écrase le christ
Sous le faix de sa croix. Des ailles battantes
Hantent les bois de rêve, de floconneuses fleurs
Rient tristement parmi l’ivraie flétrie.
Quelquefois j’oublie
Quelquefois j’entends du tréfonds
De nombreuses sombres années, une musique,
Une sonate à Kreuzer… Mais je la sens
Derrière moi debout à la fenêtre
Qui rit, qui me connaît… qui sait.

Traduction Philippe Jacotet.

D’après : Vierge martyrisée

Poster un commentaire

Classé dans Arts plastiques

Laisser un commentaire