Holy Field, Holy War

A la fin des années 70, Kowalski s’est intéressé à l’underground New-yorkais. Il filme aujourd’hui des paysans mis au rebut, submergés par le lisier. Il se consacre aux sous-sols de Pologne, où l’on cherche un nouvel or noir alors qu’il faudrait, pour limiter le réchauffement climatique, laisser 4/5ème des gisements déjà connus dans le sol.

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Aux marges de l’Europe, des rebuts

Avec Holy Field, Holy War, il offre à voir ce que l’histoire cache : des fissures dans les murs, un bocal d’eau trouble, le vacarme des camions. Ici, pas d’expulsions forcées comme en Amérique latine où les cultures vivrières sont remplacées de force par des champs d’huile de palme destinés aux carburants verts occidentaux. En Pologne comme ailleurs en Europe, le sous-sol appartient à l’Etat, aucune expropriation n’est requise. Par ailleurs, le forage ne dure que quelques années, semble dire l’un des  employés de Chevron et serait donc bien moins nocif pour les terres que l’épandage… Kowalski prend au mot sont compatriote Zygmunt Bauman pour donner à voir ce qui est rendu invisible par la médiatisation :

Notre société mondialisée est devenue une gigantesque machine à produire du rebut.
L’histoire dans laquelle nous vivons ne s’intéresse pas au rebut.

Le rebut est mis à l’écart, relégué dans des hors lieux, des zones frontières invisibles. Le plus souvent, cette relégation ne s’accompagne d’aucune haine, d’aucune rage persécutrice (Eichman n’éprouvait, disait-il, aucune haine envers les juifs). Ceux qui ont été rejetés sont-ils des victimes, forcément passives, du progrès. Faut-il s’en indigner ? (…) Il convient plutôt de les considérer comme des vaincus. Ce qui se présentait faussement comme un destin est en réalité une défaite, peut-être provisoire, dans un combat qui n’a jamais cessé.
Jacob Rogozinski et Michel Surya, Le Rebut humain, Lignes n°35.

Le spectateur vit aux côtés des paysans l’arrivée, sans tambours ni trompettes, de jeunes gens très gentils venus prendre des mesures, offrir cinq euros en échange d’un droit de passage dans leur champ pour une étude géologique. Ils plantent ensuite de petits bâtons de bois décorés de rubans de couleurs jaune vif, rouge ou vert. Pourquoi s’inquiéter ? Les petits bâtons sont recouverts par le blé, on pourrait croire à un jeu de piste. Les paysans ont bien d’autres soucis en tête, qui ne parviennent plus à joindre les deux bouts tant le prix du bétail est devenu bas, alors que celui de la nourriture augmente et que les champs ne veulent plus rien donner sans force de pesticides, d’engrais et de semences augmentées. Pourquoi arracher ces petits piquets quand on souffre au quotidien de la puanteur pestilentielle de l’épandage et que les enfants ne parviennent plus à dormir car le balai de ces machines dure jour et nuit, sept jours sur sept ? (rassurez-vous, aujourd’hui, le marquage ne fait plus long feu, la résistance s’est organisée).

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Tracteurs vs automoteurs camions vibrateurs

Kowalski filme l’épandage, longuement, puis le conducteur sortant de son automoteur, mal à l’aise. Il sait que certains de ses compatriotes doivent vendre leur vieux tracteurs et  leurs terres pour rembourser leurs dettes. Juste avant l’exil, certains assistent donc, aussi étonnés que le réalisateur lui-même, à l’arrivée d’une génération encore plus inquiétante d’engins : les camions vibrateurs, chargés de sonder les sols. Comment ne pas penser aux Raisins de la colère, avec l’exode des paysans chassés par le climat et les dettes, la violence de l’arrivée des tracteurs :

Les tracteurs arrivaient par les routes, pénétraient dans les champs, grands reptiles qui se mouvaient comme des insectes, avec la force incroyable des insectes (…) Tracteurs qui s’ébranlaient dans un bruit de tonnerre qui peu à peu se transformait en un lourd bourdonnement (…) Ils ne roulaient pas sur le sol, mais sur leurs chemins à eux. Ils ignoraient les côtes et les ravins, les cours d’eau, les haies, les maisons (…) Il ne connaissait pas, ne possédait pas, n’implorait pas la terre. Il n’avait pas foi en elle.
John Steinbeck, Les Raisins de la colère.

Mais là où le conducteur du tracteur, le fils de Joe, tentait de se justifier en invoquant la famille qu’il devait nourrir, le conducteur de l’automoteur à épandage reste muet. Est-il convaincu par le slogan du camion rouge qui sillonne sans cesse les routes de la région : « facilitez-vous la vie » ?

Le film montre des paysages superbes, aux couleurs vives, sans autre commentaires que la lassitude des paysans qui semblent vivre une apocalypse molle avant même l’arrivée du gaz.

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Les animaux ne peuvent pas s’organiser pour lutter

Kowalski filme en gros plans cigognes, vaches, escargots et cochons et poules, sans recherche d’esthétisme ni misérabilisme. Les paysans en parlent beaucoup, même de ceux qu.on ne voit plus. Le champ est champ libre à toutes les interprétations…

Les lièvres
Les lièvres sont partis, les pesticides les ont tués. Est-ce là une des raisons pour lesquelles les paysans ne se sont pas méfiés au départ, désormais incapables de « lever le lièvre » ?

Les abeilles

Le film les montre agoniser.
Selon Platon, les hommes sobres se réincarnent en abeilles. Voici donc la mort des hommes sobres, la victoire de l’hubris.
Leur mort signe aussi la fin d’une société réputée s’équilibrer, sur le plan économique, par le libre jeu des intérêts des uns et des autres. La fable des abeilles, de Bernard de Mandeville, montrait que l’égoïsme n’était pas dangereux. A l’heure où les abeilles disparaissent, peut-on encore croire à de tels raisonnement et aux vertus de la régulation par le marché ?
Elles s’affaiblissent, meurent de fatigue, noyées, collées dans cette boue. Ensuite, Kowalski nous les montre se décomposer, être à leur tour mangées comme un clin d’œil aux abeilles de Pierre Huygue (Untitled, 2012) qui s’intéresse lui aussi aux animaux, aux moisissures, au biotope, autant de désanthropiser le regard.

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Les scarabées
Les scarabées vivent des bouses : l’épandage leur offre un nouvel éden. Kowalski filme deux marginaux qui ramassent les scarabées pour nourrir sangliers et cochons. Le grain pour les cochons coûte cher, tandis que les cours de la viande ont baissé depuis que les fermes d’Etat communistes ont été remplacées par des élevages de 10.000 à 20.000 cochons. Bientôt peut-être, les paysans élèveront des sangliers et les nourrirons de scarabées. La bouse, l’insecte, le sauvage, voilà la face cachée de l’agriculture industrielle.
Ironie du sort : en France, le scarabée est le nom d’un robot qui racle le lisier dans les étables.
L’éthologie nous apprend que le scarabée est capable des pires traîtrises pour s’accaparer le travail de l’autre. La prospérité nouvelle des scarabées serait donc le pendant animal à l’assurance des représentants de Chevron qui pensent sincèrement qu’une réunion, avec présentation d’un Power Point écrit en anglais, leur offrira le sésame pour exploiter le gaz de schiste. Mais ces deux gros scarabées, et leurs frères de la maison mère, devraient s’intéresser à ce que font les paysans : ils les enferment et les donnent à leur tour en pâture au sauvage !

Le Scarabée ne travaille pas toujours seul. Un voisin, des derniers venus, et dont la besogne est à peine ébauchée, brusquement laisse là son travail et court à la boule roulante, prêter main forte à l’heureux propriétaire, qui paraît accepter bénévolement le secours. Ni communauté de famille, ni communauté de travail. Quelle est alors la raison d’être de l’apparente société ? C’est tout simplement tentative de rapt. L’empressé confrère, sous le fallacieux prétexte de donner un coup de main, nourrit le projet de détourner la boule à la première occasion. Faire sa pilule au tas demande fatigue et patience ; la piller quand elle est faite, ou du moins s’imposer comme convive, est bien plus commode. Si la vigilance du propriétaire fait défaut, on prendra la fuite avec le trésor ; si l’on est surveillé de trop près, on s’attable à deux, alléguant les services rendus. Un troisième larron survient parfois pour voler le voleur.
Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques.

Les scarabées sont-ils l’avenir de la Pologne : riche en protéines, susceptibles d’être élevés de manière « respectueuse de l’environnement » ? Outre-atlantique, ils apparaissent aujourd’hui plutôt comme un fléau

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Le gaz au mépris de l’eau

Après avoir détruit les fleurs sauvages (pour éliminer les mauvaises herbes), les animaux (il n’y a plus de lièvres) et les insectes (les abeilles n’ont plus rien à butiner), l’homme s’en prend à l’un des biens communs les plus précieux : l’eau.  L’exploitation du gaz de schiste en consomme d’énormes quantités et pollue les nappes phréatiques environnantes sur un large périmètre. Pourtant, Chevron et l’Etat polonais – et désormais l’Etat britannique – se lancent dans une aventure, dit la représentante du Conseil Régional, on verra bien ! Encore une illustration de l’aveuglement face au prétendu progrès technique qui peut tout résoudre mais n’intègre jamais les effets pervers. Les études récentes montrent qu’au rythme actuel de croissance démographique et de la consommation, les deux-tiers de l’humanité seront en situation de « stress hydrique » dès 2025. Les partisans de la géo-ingénierie rétorqueront sûrement qu’il suffira de désaler l’eau de mer, mais ce procédé est à son tour très consommateur d’énergie : faute de prendre conscience que c’est la consommation elle-même qui doit s’infléchir, le serpent continuera de se mordre la queue…

La terre tremble déjà…

Holy Field, Holy War ne délivre pas de telles analyses, ne cherche pas à raisonner. Le film fait plutôt ressentir le danger, frémir face aux risques pris à se lancer ainsi dans l’inconnu, la jouer avec le feu. Les paysans remarquent que là où des forages d’exploration ont eu lieu, plus rien ne peut repousser. Y aurait-il du poison sous terre ? (en fait, la terre est ici très sensible, très aérée et les machines sont trop lourdes). L’homme découvre chaque jour de nouvelles étoiles, mais ne sait presque rien sur le sous-sol. Il n’est descendu qu’à quelques mètres dans ce monde mythologiquement associé à la mort. Chevron joue avec le feu, voilà pourquoi la guerre de ces paysans est sacrée, comme le dit le titre choisi par Kowalski. La terre commence déjà à trembler et l’image se brouille… Les employés de Chevron et l’Etat polonais jouent aux apprentis sorciers : ils essayent et verront bien ensuite. Vous avez dit « principe de précaution » ?

Ce sous-sol est gorgé de richesse, il déchaîne d’immenses avidités, est sources de crimes, objet de conflits et de guerres. En dehors de quelques incursions limitées, pour la plupart récentes, l’homme considère le sol de sa planète comme une limite peu franchissable, comme on dirait de quelqu’un qu’il est peu fréquentable ; soit qu’il lui semble difficile de le faire – mais il a été plus téméraire lorsqu’il s’est agi de marcher sur la lune -, soit qu’il en éprouve une sorte de peur plus ou moins inconsciente. A moins que ce milieu décidément hostile ait un formidable pouvoir de résistance à toute incursion humaine (…) L’homme, qui s’adapte généralement si bien aux milieux qui lui sont étrangers, semble bien gauche dans le monde d’en bas (…) Inversant ses réflexes de bâtisseur, il travaille comme en aveugle.
Jean-Jacques Terrin, Le monde souterrain, Hazan, 2008.

Tout ça pour quoi ?

Pour créer des emplois, disent les Etats, mais combien ? D’après Thomas Porcher (Le mirage du gaz de schiste), les chiffres sont très faibles. Une production agricole bénéficiant de subventions indexées sur le respect de l’environnement représente, quant à elle, un vivier que les Etats semblent ignorer. Hervé Kempf cite le chiffre de 3 millions d’emplois en Europe, avant de déclarer :

Il faut organiser le passage du néolithique au biolithique, où le paysan retrouvera une place de choix.
Fin de l’occident, naissance d’un monde, 2013.

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Pour conclure

En filmant ainsi la beauté des paysages polonais, la vie des animaux aussi simplement que celle des hommes, en montrant la dignité et la sagacité de simples paysans, Kowalski s’inscrit pleinement dans la vision entropique de Jean-Claude Besson-Girard :

Reconnaître, admirer et protéger la profuse beauté du monde sans quitter un impérieux souci de justice dans le sillage de « la tradition des opprimés ». Le processus d’humanisation doit prendre le relais du processus d’hominisation.
Pour sortir du temps fléché, in Entropia n°15, 2013.

A voir en salles à partir du 26 mars 2015.

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